×

Warning message

The subscription service is currently unavailable. Please try again later.

Par Florent Vincent, psychomotricien, master international en psychomotricité

«Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause […]. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, et ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle? Où l’appréhender? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas […].» 

Marcel Proust, Du Côté de chez Swann

Quelle mise en bouche! Un article parlant de psychomotricité préfacé par le grand Marcel Proust. Et c’est bien de cela qu’il s’agit: quel sens psychomoteur donner à la fameuse madeleine de Proust, quel fond de son art a-t-il su laisser sous une forme graphique, arrivée jusqu’à nous?

Cette fameuse madeleine, développée par Proust, insiste certes sur une seule modalité sensorielle qu’est le sens du goût, mais ouvre aussi nos perspectives sur la sensorialité au sens large du terme : ainsi d’autres auteurs ont-ils insisté sur des modalités différentes, à l’image de Süskind (1984) pour l’odorat. Or, pour comprendre dans une perspective psychomotrice ce processus d’influence de la sensation sur notre vie psychique, nous pouvons nous appuyer sur la boucle sensori-psycho-motrice (Feldman et Pes, 1995) qui nous fait passer du clivage psyché/soma à une triangulation où la sensorialité fait son apparition. D’après cette théorie, la sensorialité peut constituer un point d’entrée, l’input de toutes les modalités permettant d’activer la vie psychique, la motricité sous toutes ses formes, motricité volontaire ou non, motilité, étant la résultante de cette intégration sensorielle. Nous pouvons par exemple envisager cette dynamique dans la liaison entre la motricité orale et l’élaboration du langage, celle-là même qui permet l’expression, la mise au dehors des vécus internes. Cet évènement, cette création de la langue est particulièrement marquante et empreinte de l’approche thérapeutique chez de jeunes patients atteints de troubles autistiques, comme nous le verrons plus tard avec Tom.

Plus globalement, s’appuyer sur la dynamique de la boucle sensori-psycho-motrice peut donc nous permettre de cheminer au travers des méandres de la psychose et de sa mise en forme. Pour cela, nous devons favoriser la compétence du cerveau à discriminer ce qui provient des organes des sens, autrement dit la sensorialité, fréquemment perturbée chez les psychotiques. En effet, certains d’entre eux ne verront pas la brusque agitation devant eux mais seront, au même instant, perturbés par un bruit lointain ou une légère odeur. Il s’agira donc, au travers de l’action thérapeutique de la psychomotricité, de favoriser l’intégration sensorielle afin qu’elle devienne plus précise et donc plus efficace (Feldman, 1993). Cette sensorialité à l’œuvre dans le soin psychomoteur peut s’envisager comme l’entrée brute des informations provenant des organes sensoriels. Nous les retrouvons sous les cinq sens selon l’acception classique, sans les hiérarchiser car l’intégration corticale s’en chargera : l’ouïe, l’odorat, la vision, le goût, le tact. A ceux-là il faut ajouter les sens kinesthésique et labyrinthique constituant en eux-mêmes un sixième sens (Berthoz, 1997). Par ailleurs, en nous attachant au système thalamo-cortical, nous pouvons également envisager comme constat que si le cortex et son corollaire, la catégorisation du monde, est touché chez les psychotiques, le tronc cérébral peut être lui aussi être affecté. En effet, ce dernier, avec le système limbique, s’occupe des valeurs notamment morales ou sociales (Edelman, 1992), valeurs que les enfants psychotiques ont le plus souvent du mal à intégrer dans leur fonctionnement déréalisé. C’est cette valeur morale qui aurait dû, comme nous le verrons dans le cas clinique de Tom, l’empêcher de faire du bruit de façon inconsidérée pour les personnes environnantes.

Partant donc du principe de la boucle sensori-psycho-motrice, nous pouvons poser le postulat que la création graphique de l’enfant psychotique se fait à partir du vide mais n’est pas vide de sens. Autrement dit, une manifestation psychique va pouvoir s’accrocher à des éléments de réalité tangibles par le biais de l’activité créatrice de l’enfant autour de la matière. Il devient alors possible d’élaborer un projet de prise en charge en groupe qui permettrait de favoriser la sensorialité. C’est dans cette perspective qu’a été proposé un groupe, co-animé avec une éducatrice spécialisée, dont l’organisation était centrée autour de rencontres sensorielles avec la matière, cela dans le but de déclencher des émotions et d’engager les enfants dans une nouvelle expérience de Soi comme a pu le décrire Doron (2003).

Dans ce cadre, les adultes déterminent la matière, proposent les couleurs ou le sujet, pour donner à ces jeunes patients un cadre rassurant où la production pourra librement s’appuyer sur les émotions, la création entraînant le lien à la matière. Nous restons vigilants pour laisser place à l’appropriation personnelle de la médiation par chacun, tout en leur demandant de respecter un cadre comprenant des consignes précises. De fait, la mise en forme de la «madeleine » de chacun pourra se faire librement dans un cadre stable et serein.

Par notre présence, nous souhaitions éveiller et susciter chez les enfants du désir, du plaisir de laisser une trace et de s’exprimer, dans un cadre contenant et repérable, nous appuyant donc également sur les bases théoriques du groupe développées par Anzieu (1999). Cet atelier devait devenir ainsi un moment signifiant pour ces enfants, leur faisant vivre la continuité par la régularité des séances, au fond de cette salle en sous-sol d’une maison de ville que nous nommions notre grotte de Lascaux, en référence à la célèbre allégorie de Platon. Ainsi l’amour de la sagesse nous pousse à penser que ce que nous voyons au fond de notre grotte, les ombres qui s’agitent ne sont que la représentation déformée d’une réalité tout autre. Ces dessins, primitifs et archaïques, ne sont-ils pas à la fois de l’art et une forme première de langage écrit? Et le fonctionnement de certains psychotiques n’est-il pas régulé par des principes archaïques?

Afin d’éclairer mon propos, je vous propose quelques cas cliniques à partir de certaines séances, évidemment toutes différentes mais toujours en lien les unes aux autres.

ERIC

Eric est fasciné par l’écoulement des liquides. Mais au-delà de la problématique du dedans et du dehors, caractéristique récurrente chez un nombre non négligeable de patients souffrant de psychose, nous pensons pouvoir nous interroger avec lui quant à l’utilisation de la matière peinture, notamment à l’eau. De plus, l’accès au signifiant est prépondérant pour cet enfant qui n’aime plus certaines lettres de son prénom, qu’il a en commun avec les autres membres de sa fratrie.

La dynamique du mouvement expressif pose la question de l’intérieur/extérieur, troublée par les angoisses archaïques, comme de nombreux enfants rencontrés au cœur de l’institution, dont la construction de l’identité corporelle est fortement perturbée (Pireyre et Haillant, 2007; Pireyre, 2008) par rapport à la norme communément employée (Reinhard, 1990). L’expression de ses émotions passe par le maniement de la matière et sa répartition sur la feuille. Eric gratte, pique la feuille recouverte de peinture. Ainsi, la matière supporte bien l’agressivité, les sentiments négatifs, qui sont parfois plus difficiles à accepter pour l’adulte. L’objet médiateur permet une mise à distance, nécessaire pour observer et comprendre.

Le passage de la peinture à la main à celle avec le pinceau inscrit dans la trajectoire d’une symbolisation, envisagée et encouragée dès le début. L’utilisation de la fonction visuelle se couple à l’utilisation de la fonction tactile. Pour Eric, cette mise à distance ne peut être que progressive et il a besoin de toucher la peinture déposée au pinceau pour s’assurer de la réalisation. L’espace relationnel est alors médiatisé par la peinture, le papier. Il se tranquillisera ainsi peu à peu et, au fur et à mesure des séances, cessera de s’agiter de façon répétitive pour mieux former les lettres de son prénom. 26 Dossier – Variations psychomotrices Évolutions Psychomotrices–Vol. 23–n°91–2011

Ainsi, l’exemple d’Eric montre-t-il que la motricité est vécue de façon différente: les psychotiques sont dans l’effet du geste pour ses qualités sensorielles, et non pour l’effet spatial du geste.

TOM

Tom a dessiné de nombreux crocodiles lors de ses séances individuelles. Cet enfant, en proie à un fantasme de dévoration extrêmement puissant, présente une labilité émotionnelle étonnante. Ses passages du rire aux larmes sont déstabilisants. L’échec massif à un test de motricité faciale (Kwint, 1934) montrera toutefois l’incapacité de cet enfant à gérer consciemment sa motricité faciale sans lien avec ses émotions du moment. Nous pensons que la possibilité de coucher sur le papier ses angoisses l’aiderait peut-être à mieux se sentir, cela dans tous les sens du terme. Ses angoisses, il les exprime aussi par un bruitage incessant, des sons inarticulés qui comblent le vide de la feuille blanche qu’il n’arrivait pas à remplir. L’impact de ses perturbations du « sens social » est tel qu’il ne s’aperçoit pas qu’il peut interférer sur autrui, voire le gêner.

Tom copiait sur ses voisins, peut-être par prévalence de l’utilisation de la vision périphérique sur la vision focale. Il lui est donc alors plus facile de copier un mouvement perçu chez l’autre plutôt que de produire à partir de sa propre immobilité. Nous pouvons y voir la dominance d’un système archaïque, limbique sur les systèmes de pensée rationnelle. En effet, le cerveau reptilien est programmé pour suivre les mouvements, s’activant en dehors du contrôle supra-cortical. L’impact social est donc moins fort chez cet enfant que ses sensations, qui l’envahissent, au point d’être probablement hallucinatoires, les fréquentes attitudes d’écoute qu’il peut adopter en étant le signe le plus équivoque.

TIMOTHEE

Cet enfant est envahi par le nombre. Il compte, énumère, la plupart du temps sans signification apparente. Grâce aux préscripturaux, nous pensions faire émerger une appétence pour les lettres et plus encore.

Lors d’une séance de peinture à doigts utilisant le noir, il évoque la chouchouka, plat maghrébin qu’il déguste régulièrement avec sa grand-mère maternelle. Pourtant, ce plat est dans les tons rouges et son odeur suave est liée aux légumes du soleil qui le composent, non à l’odeur âcre de la peinture. Il n’est alors pas déraisonnable d’évoquer la madeleine de Proust comme étant opposée aux hallucinations, notamment sensitives, auxquelles Timothée semble lui aussi sujet. Or les afférences sensorielles reçoivent un traitement tel que leur interprétation par le système cortical ne les rendent pas compréhensibles dans notre monde réel. Ce faisant, ne pourrait-on pas alors envisager le fait que la consistance de la peinture à doigts peut suffire à Timothée pour se remémorer de façon essentielle et archaïque SA madeleine, un plat savoureux lié à son histoire familiale 

Admis à temps plein à l’Hôpital de Jour en 2007/2008, Timothée est, pour l’année 2008-2009, scolarisé à mi-temps. L’appétence pour la scolarité a pu s’exprimer pour lui.

S’il convient de souligner ici que les attitudes d’écoute de ces deux derniers patients illustrent bien les perturbations sensorielles dont sont victimes ces patients à la structuration psychique hors normes, il n’en demeure pas moins qu’un travail autour des sensations peut s’avérer tout à fait pertinent. Et, partant de la sensation, la matière a ouvert ces enfants à la conscience de Soi. Aussi pouvons-nous penser que c’est bien l’émergence de la sensation de production, et non uniquement de la représentation, qui a autorisé la mise au travail du psychisme des enfants. C’est ainsi que partant de la vision que j’avais du corps, influencé tant par Bernard (1995), Damasio (1999) que Corraze (1973), je suis allé chercher, au travers de la boucle sensori-psycho-motrice, un modèle holistique de compréhension des liens complexes et étroits que tisse l’organisme corporel avec la psyché. En m’appuyant en particulier sur la sensorialité, j’ai eu le sentiment de pouvoir mieux comprendre ces enfants. De cette façon, j’ai probablement été autorisé à entrer dans leur propre boucle sensori-psycho-motrice sans le filtre sociétal, car je me suis efforcé d’appréhender leur vécu sensoriel comme expérience réelle. Mon regard de psychomotricien a pu alors explorer l’étendue de leur vécu interne et leur soumettre des moyens d’apaiser leurs angoisses. En ce sens, le soin psychomoteur apporté fut, peut-être, insignifiant en apparence, mais il n’en demeure pas moins qu’il fut aussi porteur d’espoir pour chacun d’entre nous, adultes comme enfants.

CONCLUSION

La spécificité de la situation de production, rattachée à la sensorialité, est liée au contenu et à la structuration psychopathologique des enfants. Bien que le particularisme des dessins soit joint aux individus, à leur caractère, aux évènements de la vie quotidienne, il n’en reste pas moins que l’étude de ces cas prend un reflet particulier, et à n’en pas douter captivant, grâce au modèle explicatif de la boucle sensori-psycho-motrice. Nous pouvons alors avoir un regard différent sur la motricité graphique, la graphomotricité au travers du prisme d’une approche qui évite le clivage.

En conséquence, la projection de la sensation dans le corps de ces enfants au psychisme atteint par une construction qui n’est pas en phase avec la réalité, nous autorise un objectif de soin psychomoteur.

Je tiens enfin à remercier particulièrement Monique Loureiro, éducatrice spécialisée, sans qui ce groupe n’aurait pas été possible, ainsi évidemment que les enfants.

 

Références bibliographiques: Anzieu, D. (1999). Le groupe et l’inconscient. Paris: Dunod. Bernard, M. (1995). Le corps. Paris: Seuil Berthoz, A. (1997). Le sens du mouvement. Paris: Odile Jacob. Corraze, J. (1973). Schéma corporel et image du corps. Paris: Privat. Damasio, R-A. (1999). Le sentiment même de soi. Corps, émotions, conscience. Paris: Odile Jacob. Doron, J. (2003) Les modifications de l’enveloppe psychique dans le travail créateur, In D. Anzieu et col., Les enveloppes psychiques. Paris: Dunod. Edelman, M-G. (1992). Biologie de la conscience. Paris: Odile Jacob. Feldman, D. (1993). On learning disabilities, behavioral instability and central information processing disorders. Bordeaux : S.E.D.T.A. Feldman, D. et Pes, J-P. (1995). Performances sportives et psychomotricité. Genève : Jouvence. Kwint, L-W. (1934). Ontogeny of mobility of the face. Child Development, 1(13). Platon (2002). La république. Paris: Flammarion. Pireyre, E-W. et Haillant, S. (2007). Vers une compréhension psychomotrice du morcellement du vécu corporel. Evolutions psychomotrices, 19(75), 11-21. Pireyre, E-W. (2008). L’image du corps: Monolithe ou composite ? Evolutions psychomotrices, 20 (82), 198-211. Proust, M. (1988). Du Côté de chez Swann. Paris: Gallimard (1° éd. 1913). Süskind, P. (1985). Le parfum. Paris: Flammarion.